C’est une question qui peut être angoissante. Le respect du droit est au cœur de nos sociétés et de notre vivre ensemble. Comment le droit, ce principe essentiel, pourrait être détourné, et quelles en seraient les conséquences ?
L’importance politique (au sens premier, c’est-à-dire ce qui relève de l’organisation de la société) du droit remonte au Siècle des Lumières. Dès le 17e siècle, des penseurs prônent l’usage de la raison, de la tolérance et de l’esprit critique pour amener l’Humanité et l’individu vers la démocratie et la préservation des droits individuels. John Locke, philosophe anglais, avance ainsi l’idée, révolutionnaire pour l’époque, que les individus ont des droits naturels, que le gouvernement a la responsabilité de protéger. En France, Montesquieu invente le concept de “séparation des pouvoirs”. Pour nous prémunir contre la tyrannie d’un seul homme, les pouvoirs législatifs et exécutifs doivent être séparés et surveillés par un pouvoir judiciaire indépendant. On observe la naissance du concept d’Etat de droit, fondement et fierté des démocraties occidentales. Il ordonne que l’Etat, au même titre que le citoyen lambda, obéisse à la loi, elle-même basée sur des normes supérieures comme la Constitution, qui garantit les droits individuels et organise les institutions. L’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen le mentionne en ces termes : “toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution”. Malgré tout, il ne faudrait pas non plus penser que la Constitution est parfaite, elle peut même en quelque sorte se contredire. Certains articles permettent ainsi d’en contourner d’autres. Le plus connu est sans doute l’article 49, alinéa 3 par lequel “Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le vote d'un texte. Dans ce cas, ce texte est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée”, qui permet de contourner l’article 24 : “Le Parlement vote la loi”. D’un autre côté, la suite de la phrase est respectée : “Il contrôle l’action du gouvernement”, par la motion de censure éventuelle. Autre exemple : par l’article 16, le Président de la République peut s’octroyer des pouvoirs exceptionnels en cas de crise et s’affranchir de la séparation des pouvoirs et du contrôle du Parlement. Les pleins pouvoirs sont cependant très contrôlés. Les conditions nécessaires pour l’usage de l’article sont “une menace grave et immédiate des institutions de la République, de l’indépendance de la Nation, de l’intégrité de son territoire ou de l’exécution de ses engagements internationaux” et d’autre part “l’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels”. Par ailleurs, le Président ne peut dissoudre l’Assemblée, interdire au Parlement de se réunir, réviser la Constitution et doit obtenir la validation du Conseil constitutionnel pour prendre des mesures.
Notre société est donc régie par le droit comme garantie contre la tyrannie. Si les humains sont faillibles, cherchent le pouvoir et font des erreurs, il faut créer ce que l’historien Yuval Noah Harari appelle “mécanismes d’auto-correction”, à savoir une justice qui garantit la protection de l’ordre social et de nos droits inaliénables. Comme a dit Pascal, philosophe contemporain des Lumières, “la force sans la justice est tyrannique”.
Toutefois, ce même Pascal dit aussi que la justice est une simple construction plutôt qu’un principe universel qu’on ne peut pas contester. La justice défend différentes choses selon les époques et les lieux. Par conséquent, le droit n’est pas intouchable et absolu. Le droit est d’ailleurs lui aussi faillible par nature. Il s’appuie sur des mots, des phrases, des formulations, autrement dit sur un langage conventionnel qui ne peut pas exprimer la diversité et la complexité du monde. 200 ans après Pascal, Nietzsche dira que les vérités sont “des illusions dont on a oublié qu’elles le sont”. Selon lui, comme les mots sont insuffisants pour expliquer la diversité du réel, nos énoncés s’écartent de la vérité, et nous nous en servons seulement pour perpétuer l’ordre social, car il faut bien des vérités et des concepts communs pour que l’on se fasse confiance en société.
On observe ainsi certains exemples de détournement du droit, exploitant les failles que le langage n’avait pas envisagées. Dans un contexte juridique, on utilise le terme de “fraude à la loi” pour désigner l’action de violer la loi en se réclamant du droit lui-même. Pour donner un exemple, la France a connu l’exemple d’un médecin souhaitant recevoir une libéralité (action de léguer ou de donner ses biens à une autre personne) d’une patiente sur le point de mourir. C’est formellement interdit, il décide donc d’épouser cette patiente, récupérant le droit d’obtenir cette libéralité si le disposant (le donateur) et le gratifié (le receveur) sont unis par les liens du mariage. Comment agir dans ce cas ? L’article 909 du Code civil interdisant au médecin de disposer de cette libéralité de la part de sa patiente, au motif que “pour faire une libéralité, il faut être sain d’esprit”, n’avait pas prévu l’éventualité du mariage. Imaginons un seul instant un Code civil avec des phrases qui tentent de tenir compte de toutes les situations possibles et imaginables. On se retrouverait avec un document illisible, et on finirait par ne plus rien faire du tout.
Pour contrer les petits malins comme notre médecin, il est donc possible de recourir à “l’exception de fraude à la loi”, une sorte d’aveu de faiblesse du droit devant la créativité humaine.
Quittons désormais l’exercice “traditionnel” du droit, pour prendre un point de vue plus global, plus politique (sans donner de point de vue personnel). Nous avons dit plus tôt que nous étions en État de droit, c’est-à-dire que le droit protège notre démocratie, puis nous avons continué en montrant que le droit était faillible. Que peut-on en tirer comme conclusions du point de vue de nos institutions ? On a l’impression qu’elles sont intouchables et éternelles, le sont-elles réellement ?
On observe aujourd’hui une montée en puissance des populismes, c’est-à-dire des formations ou candidats qui cherchent à accéder au pouvoir en opposant le “peuple” opprimé, aux élites qui l’oppriment. Ces populistes profitent de la colère ou de l’anxiété de leur électorat du fait de la fragilisation économique ou de l’incertitude liée aux combats contemporains par exemple. Ce qu’il y a de particulier avec ces populistes, c’est qu’ils se réclament tous de la démocratie. En effet, l’origine du mot “démocratie” vient de “pouvoir au peuple”. Ils se présentent comme les garants de la volonté populaire, ce qui légitime leur combat et leur participation aux processus électoraux.
Ce qu’il y a de dangereux, c’est qu’une fois au pouvoir, les populistes cherchent à faire tomber progressivement les institutions démocratiques, nous faisant tomber progressivement dans un régime autoritaire incontrôlé, qui opprime les minorités et les oppositions, toujours en se réclamant de la démocratie, car c’est ce que veut le peuple, apparemment.
Là réside toute la subtilité vis-à-vis des populistes. Ils considèrent que la nation n’est pas constituée d’une multitude d’opinions divergentes, de classes sociales, de religions ou de citoyens aux histoires différentes, mais plutôt un fantasme, un “peuple” totalement uni et uniforme, qui n’a jamais tort. La diversité des opinions et des participants à la démocratie n’est donc pas naturelle. Pour eux, le peuple est opprimé par un groupe d’élites qui manipulent la vérité pour dominer. Ainsi, cela légitime leur combat contre les médias, les scientifiques, les universités, les livres, les contre-pouvoirs, l’Etat de droit. Voici comment on anéantit la démocratie, fondée sur le dialogue et la recherche de la vérité par la confrontation des opinions, en se revendiquant soi-même démocratique. Voici comment on détourne le droit.
On a souvent l’impression que nos contre-pouvoirs sont infaillibles, et que l’hypothèse d’un recul de la démocratie est totalement irrecevable de nos jours. Par exemple, qui aurait pu penser que la démocratie américaine, organisée par la plus vieille Constitution encore en vigueur (1787), pourrait être fragilisée ? Pourtant, respectant les principes populistes que nous avons évoqué plus tôt, la Cour suprême, à majorité conservatrice, a récemment limité la capacité des juges fédéraux à bloquer les décrets de l’exécutif au niveau de l’ensemble du territoire national. Ces juges, nommés à vie par les présidents successifs, peuvent suspendre des décisions jugées illégales en attendant leur examen de fond. Ce qui devrait nous inquiéter, c’est de voir comment on peut soumettre un contre-pouvoir avec des mesures subtiles et en apparence innocentes. Le camp Trump ne supprime pas ou ne menace pas le judiciaire. Justifié par le fait que les juges fédéraux auraient “outrepassé” leur pouvoir, n’étant pas totalement légitimes à bloquer les décisions pour l’ensemble du territoire, cette décision interdira aux juges d’utiliser des financements publics pour poursuivre l’exécutif, et imposera donc à toute personne poursuivant le gouvernement de produire une garantie financière avant que le tribunal puisse agir. Une mesure qui ne dit presque pas ce qu’elle est : Trump se retrouve presque sans contre pouvoirs pour faire passer des décisions illégales, l’air de rien. Quelle sera la suite ?
Voici comment on s’affranchit progressivement du droit pour se diriger vers l’illibéralisme, voire l’autoritarisme. Le passage vers la tyrannie n’est pas un saut, mais un pas, puis un autre, puis un autre, puis encore un autre.
Face à tout cela, les citoyens ont une vraie responsabilité. On peut détourner le droit, donc on doit être vigilant. Peut-être qu’au fond, le plus important des contre pouvoirs, c’est la vigilance du citoyen, son esprit critique, son ouverture et sa tolérance.
Pour aller plus loin :
-“Nexus”, Yuval Noah Harari
-“Résister”, Salomé Saqué
-https://fr.wikipedia.org/wiki/Lumi%C3%A8res_(philosophie)
-“Le siècle des Lumières”, podcast Spotify par “T’as qui en histoire ?”
-https://www.labase-lextenso.fr/ouvrage/9782275114576-176